WARDA !
ou la voix de l’autre

     

 

LE DÉSERT EST BEAU, NE MENT PAS, IL EST PROPRE.

Théodore Monod

Aux enfants de la désobéissance de Tunisie et d'ailleurs,

A Mohamed Bouazizi...

A Laka ! Où qu’elle soit !

       


             

 

Dans les prisons...
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Table des matières
Mercis

Prologue

Sales petits
voleurs
de bonheur !

Talonchemin

Zib !Zoub zoub, zoub !

La vie est belle ! Mais je la connais...

La porte qui t'a vue venir

Thézame
4 ème de couv
   

 

                           
           

 

 

 

 

Chapitre III
Zib !
Zoub, zoub, zoub !



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25. Le chant de Musta

LE MATIN DU CINQUIÈME JOUR...

Il faisait froid. Et comme d’habitude je m’étais endormi seul dans la couverture

bleue blanche de maman Aïcha…
Je ne dormais plus. Je ne dormais pas.
Je n’étais pas réveillé non plus. Quand un bruit…
Enorme ! Un gros bruit de vaisselle avait retenti.

- Ah non, Lazarek ! Leh ! Leh ! Combien de fois il
faut te dire de ne pas manger les sacs ?
Lazarek exposait bruyamment ses grandes dents sous ses gros naseaux
- Lazarek ! Laisse cette couverture !
Tu le fais exprès ou quoi ? Si tu crois que ça
l’amuse, maman Aïcha, de tisser toute la journée ?
C’est du travail ! Si tu ne le sais pas.
Elle est vieille maintenant ! Et malade aussi…
- Emmène-la dans le désert ta mère,…
Tes soeurs aussi… Elles seront en bonne santé !
- Si tu crois que j’essaye pas ! On en a parlé déjà !
Tu sais bien que ça se fait pas comme ça…
- Et pourquoi pas ? Avant, quand toute la famille
était nomade, on faisait ça tout le temps !
- Oui, Lazarek, mais c’était y’a longtemps !
- Oui, avant que Ben Ali vous coupe le kiki !
- Chut Lazarek ! On pourrait t’entendre…
Et puis, avant lui, c’était déjà plus ça… Y’a longtemps qu’on nous a pris nos habitudes,

changé nos noms et appris à élever des maisons…
- A part la sortie annuelle, Musta ! Dis moi quand les familles vont dans le désert ?

Tu trouves ça juste, toi, que des Européens y marchent plus souvent que ta mère ou tes soeurs ?
- Lazarek, j’ai pas dit ça, mon frère ! Tu m’énerves ! C’est mal vu, par ici !

Tu le sais ou tu le sais pas ? C’est comme la couverture que
tu manges ! Ca se fait pas ! C’est comme ça !

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- Tu n’as pas à me dire ce qui bien, ou pas bien…
Ce que je sais, c’est que rien n’est impossible…
Un seul exemple, Musta : la couverture !
Et bah, je l’ai mangée, ta couverture…
Tu dis toi-même que les habitudes les plus vieilles
ne sont pas les meilleures. Certaines oui, certaines
non… Ce n’est pas ça qui compte !
Ce qui est mauvais, c’est d’arrêter de penser,
d’avancer. De se poser des questions…
Se poser des questions, Musta.
Et y répondre, petit frère…
Je sais que tu peux le faire !

Sidi Lazarek avait décidé d’avancer ce jour-là.
Selon son désir, j’étais allé me poser des questions
et préparer le petit-déjeuner du monde.

En cours d’éveil.


26. Le chant de l’Étrangère

M’ENDORS DANS LE SABLE. TOUS LES JOURS.

Me réveille dans le sable. Tous les jours.
Et me surprends à aimer ça.

Manger du sable.
Moudre le grain.

De l’improbable. Et de l’océan.
Qui fuit dans les embruns.

Le lointain creuse la croûte salée des chotts.
N’ai jamais été aussi près de moi-même.
Avec comme seuls repères mes propres traces

qui s’effacent dans l’heure qui suit.

Et puis aussi les cacas de dromadaires,
Petits escargots verts du désert.

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27. Le chant de Musta

C’ÉTAIT LE SIXIÈME JOUR.

Djemel et Ali se pressaient à la porte du puits.
Leurs gorges criaient sous l’effort.

- Aaaaaaaaoooooh !
- Aaaaaaaaoooooh !
- Aaaaaaaaoooooh !

Moi aussi, j’y cueillais de l’eau.
Pour abreuver ce jour trop chaud.
Warda était belle…
Ses cheveux alourdis de chaleur tombaient.

Sous le cheich bleu mal noué.
Nous la regardions tous les trois à la dérobée…
Comme des dizaines d’hommes l’avaient déjà fait.
Comme des dizaines d’hommes le feront encore.
La désireront encore…

Quand je pense à toi, Warda, aujourd’hui,
je me dis qu’au bord de ce puits,
mon désir pour toi a pris toute la place.

Il était long.
Long. Long.
Warda.

Comme l’horizon qui se courbe.
A chacune de mes respirations.

Il était aussi long qu’aujourd’hui.

Plongé, noyé,
Au fond du puits.

- Aaaaaaaaoooooh !
- Aaaaaaaaoooooh !
- Aaaaaaaaoooooh !

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28. Le chant de l’Étrangère

L’AIR EST SI PUR QU’IL FAIT PRESQUE MAL

Une fleur de pierre déracine mes narines…
Mais sous les pétales nus de mes pieds boussolés.

Le sable farine est doux. Si doux…
Jamais je n’avais imaginé tant de douceur…

Les jambes prises à mi-cuisses,
Dans les chemins sans foule
Je suis le cri des hommes…

Et l’heureuse des sables.



29. Le chant de Musta

LE SEPTIÈME JOUR, WARDA AVAIT DÉLASSÉ...

Ses chevilles fatiguées. Et délaissé ses chaussures.
Ses grosses chaussures de randonnée.

Près de l’oasis aux six dattiers, elle s’était arrêtée
Pour admirer la source où j’emmènerai les enfants
qu’elle ne m’avait pas encore faits… Inch Allah !

Et puis elle avait fini par poser son sac sur les
épaules de Lazarek-le-grand.

- Tu veux bien, Lazarek, porter mon sac ?
- D’accord Gazelle Warda ! Mais c’est très cher !
- Cher ? Comment c’est cher, mon cher ?
- Un sac contre un baiser !
- Wouah ! Choukrane, Lazarek ! Que ne serais-je
prête à faire pour un baiser de dromadaire !

Warda s’était penchée vers Lazarek. Doucement.
Fermant les yeux. Il obtint en dix minutes..
Ce dont je rêvais depuis des jours !

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Je la regardais. Sortie de l’eau.
Cheveux mouillés, mains de rosée, seins étoilés.

Elle ruisselait, Warda… Elle ruisselait…
Comme après l’amour, elle ruisselait.
Mais jusqu’alors, nous ne l’avions jamais fait.

- Warda ?
- Oui, Musta ?
- Warda ? Habi ?
- Oui, qu’est-ce qu’il y a ?
- On va rien faire, Warda…
- Quoi, Musta ???
- On va rien faire qu’aimer le faire, je te promets.
- Quoi, Musta ?
- L’amour, Warda… l’amour.
- Tu ne sais pas ce que tu dis, Musta.
Non tu ne le sais pas…

30. Le chant de l’Étrangère

QUAND LES MOTS EN FONT TROP...

L’émotion s’ennuie, mon amour, mon mari.
Et je n’écris plus beaucoup sur mon petit cahier flou.
Car aujourd’hui, l’émotion suffit.

Une émotion pleine d’oasis.
Au parfum de sortie du bain.

Mange trois dattes tous les matins.
Et tu seras éternel ! TTTTT…

C’est ce que dit Mustapha, le chamelier…
Il y a tant de dattes ici
Qu’il est normal d’oublier quel jour on est.

Dans l’oasis, la source était toute petite.

Ruisselante.
Et vivante.

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Petite pièce. D’or.
Abandonnée.

Un court instant.

Mes pointes de seins salées
Frissonnent dans une mer
De soie glacée…

Malgré la chaleur du désert.

Frisson de la mer où je vais perdre pied.
Buisson dans la mer…

Grande marée.

Dans les draps du soleil
Des palmes d’oasis
Sur ma peau qui sommeille.

Je voudrais avoir chaud.
Et que tu me fasses frais.


31. Le chant de Musta

TOUS LES SOIRS, ON CHANTAIT.

Avec Djemel, Ali, Lazarek, Double tête,
Petite Lune et Warda.
Et on inventait des jeux.
Autour du feu.

Ce soir-là, c’était le tour de Warda.
J’aimais bien l’idée que ce soit son tour.

Je me tenais en face d’elle.
Elle me regardait droit dans les yeux.
Avec la joyeuse assurance des enfants qui jouent.

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53

- Musta ! Regarde ! Regarde mes mains !
Zib ! Zoub ! Zoub ! Zoub !

Elle faisait des gestes avec les mains, décrivant avec l’index une courbe
autour des doigts de l’autre main….

- Regarde ! Chouf ! Musta !
Chouf ! Zib… Zoub… Zoub…
- Zoub… Ça, c’est un vrai !
- Attends, Warda !
Tu vas trop vite !
- Regarde ! Musta !
Un vrai… Regarde !
- Oui, je regarde…
Mais je ne vois pas !
Un vrai quoi ? Je me demandais bien !
- Zib… Zoub… Zoub… Zoub…
- Bah quoi, zib zoub ?
- Alors ? Alors Musta ?
Qu’est-ce t’en penses ?
- Ça, c’est un faux ! Musta !
C’est un faux ! hurlait Warda !
C’est un vrai, c’est un faux ! déclarait-elle
en réalisant toujours le même geste
dans l’incompréhension et l’hilarité fatale…

Si moi, Musta, je ne comprenais rien à son jeu,
ce que Warda ne comprenait pas de son côté,
c’est que « zib » ou « zobi », en arabe,
c’est le sexe de l’homme…
Ali et Djemel pleuraient de rire et Lazarek était
parcouru de « frémissances » légères
mais insistantes. Warda continuait :

- Chouf ! Zib… Zoub… Zoub…Zoub…
Ça, c’est un vrai ou c’est un faux ?
- C’est un vrai !

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54


Je regardais Warda, incrédule.
C’est Lazarek qui avait trouvé en premier
la solution de l’énigme :

Quand tu dis « regarde ! »
En faisant ce drôle de geste avec la main…
On décide que ce geste est « un vrai ».
Un vrai geste.
Que tu regardes vraiment.
Si tu ne dis pas « regarde ! »... Le geste ne sert à rien.
C’est un faux. Un geste perdu…

J’avoue que j’étais assez vexé.
D’autant qu’Ali avait trouvé
presqu’en même temps que Lazarek.
Double Tête essayait de m’expliquer
que ce n’était qu’un jeu.
Pas grave donc !
Sans résultat concluant.

Pour changer le cours de la soirée,
je tentais un moyen de diversion.
Avec le jeu du verre d’eau.

C’est un jeu d’adresse.
Tu dois te tenir allongé, dos sur le sol.
Avec un verre sur le front.
Plein d’eau.
Et puis tu te relèves doucement
jusqu’à te tenir debout.
Et puis après, tu redescends
jusqu’à ce que te retrouves à nouveau.

Allongé sur le dos…

J’étais très fort à ce jeu-là.

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55

Warda aussi d’ailleurs.
Elle a un vrai sens de l’équilibre, ma gazelle…
Si Djemel ne l’avait pas fait tomber,
je suis sûr qu’elle y serait arrivée.
J’ai bien aimé la rattraper.

Au milieu des amis étonnés…
J’avais aimé aussi
rencontrer avec surprise
les secrets de sa chemise…

Oui, j’avais aimé rire avec elle.
Aussi…

Rire !

Tant et tant que mon ventre…
Avait presque réussi à oublier
le désert qu’il était
en train de traverser.

- Chouf ! Zib, zoub, zoub, zoub !
Cet amour-là, Warda !
C’est un vrai !


32. Le chant de l’Étrangère

AU DÉBUT, JE DORMAIS MAL.

Parce qu’on se couchait tôt.
Trop tôt pour mon horloge interne.

Mais aujourd’hui,
je n’aurai pas à compter les dromadaires !
Je vais m’endormir dans un éclat de rire.

Rire. Rire. Rire.

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33. Le chant de Musta

DANS LE DÉSERT…

Quand tout s’endort.
Tu n’entends plus
Que l’or…
Qui coule dans tes rêves.

Warda, elle…
J’en étais sûr.
Elle était pas faite pour ça.
Dormir…

Alors je me suis relevé…
La septième nuit où je rêvais d’or.
Dans le désert.
Je me suis relevé, tu vois...
Pour réveiller Warda…

Et pour rire avec elle.
De ces jeux idiots.
Qu’on invente...
Pour comprendre.
Ce qui ne s’explique pas.

Je voulais comprendre.

Cette nuit-là,...
J’ai compris qu’il me restait encore beaucoup...
Beaucoup de choses à comprendre.

Comme :
« Faut-il toujours tout comprendre ? »

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34. Le chant de l’Étrangère

LES ÉTOILES DE MES SEINS
CHERCHENT LE CIEL

De tes mains.

Les étoiles de mes seins
Cherchent le ciel
De tes mains.

Les étoiles de mes seins
Cherchent le ciel !

Et je me sens débordée...
Comme une casserole de lait.

Pauvre casserole.

De lait.

Pleine déjà.
Pleine bientôt.

De ce frisson qui vient du chaud.

Là sous le lune des animaux
berce la grande ourse
et perd les eaux.

Dans tes mains pleines déjà.

Pleines de moi.
Pleines de toi.

Pleine déjà.
Pleine bientôt.

Bientôt.

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35. Le chant de Musta

Il FAIT FROID EN NOVEMBRE.

En pleine nuit. Au Sahara.

Le midi, c’est hamman...
La nuit, la douche froide.

C’est l’humidité surtout...
Qui est difficile à supporter.
Elle te transperce de partout.

Souvent avec mon cousin Lamin,
on a dormi dehors.

Dans le désert sur le sable.
Et au village de mon père, sur les lits en fer
de la cour carrée de ma mère.

Longtemps, les lézards cendrés de la cour carrée m’ont fait peur...
Longtemps, je me suis caché la tête et les oreilles.

Et les yeux. Sous la capuche de mon burnous.

Quand j’étais petit.

«Trop de nuits tremblantes t’ont transpercé.»
m’a dit un jour Lazarek.

«Si bien qu’il t’arrive encore d’avoir peur
quand la nuit et le froid te glacent... Dedans. »

Je tremblais ce soir là...
Je tremblais en m’approchant de Warda.
Pardonne-moi, Allah !

Je tremblais de peur. Comme avant.
Mais ma peur me faisait sourire.
Car je tremblais de peur et bonheur...
Et de désir.

Pour de vrai. Pour Warda.
Qui n’était pas faite... Pour mentir.

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36. Le chant de l’Étrangère

NE M’ATTENDS PLUS

Mon tendre amour,
Ne m’attends pas… Car je ne rentrerai pas.
Warda… Tu sais, Warda ?

Elle n’est pas morte, non…
Elle est même plus vivante que jamais !

Mais elle a eu une sorte…
Une sorte… D’accident !

Warda.

Et j’ai dû rester avec elle.
Voulu rester avec elle.

Ne sais pas
Si tu pourras comprendre.
Ce qu’il y a à comprendre.
Ou s’il faut tout comprendre.
Mais si tu veux que je t’explique,
J’essaierai de t’expliquer.

Voudrais boire à ta bouche
Et couler dans tes bras.

Sur ce… Je te quitte.

Surtout ne me laisse plus te quitter.
Ce soir, si tu m’emmènes dans tes rêves.

Je viendrai.
Promis je viendrai.

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Les documents de ce site internet sont la propriété de LA MAISON DU PASSAGE et de Nathalie Thézame DOUTRELEAU, textes et images. Conception : Thézame. Mars 2011 (2nde édition après la Révolution de Jasmin)