WARDA !
ou la voix de l’autre

     

 

LE DÉSERT EST BEAU, NE MENT PAS, IL EST PROPRE.

Théodore Monod

Aux enfants de la désobéissance de Tunisie et d'ailleurs,

A Mohamed Bouazizi...

A Laka ! Où qu’elle soit !

       


             

 

Dans les prisons...
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Table des matières
Mercis

Prologue

Sales petits
voleurs
de bonheur !

Talonchemin

Zib !Zoub zoub, zoub !

La vie est belle ! Mais je la connais...

La porte qui t'a vue venir

Thézame
4 ème de couv
   

 

                           
           

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre I
Sales petits voleurs
de bonheur !




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1. Le chant de Musta

JE M’APPELLE MUSTA.

Mustapha
Ben Mansour.

Mon corps est long.
Mon regard fier.

Je vois loin.
Je vois longtemps.

Je sais te dire le réveil du vent.
Je sais aller
Où personne ne va.

Ici.
Là-bas.
Ailleurs.
Bientôt.
Plus tard.

Dans un jour. Deux jours.
Dix jours. Cent jours.
Toujours.

Je sais aussi trouver l’eau où il y en a.
Inch Allah !

Autour de la tête, je porte le cheich
noué de mon père.

Sous mes pieds, coule la mémoire
de mon grand-père.
Mémoire coule,

S’écoule…

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2. Le chant de l’Étrangère

AU REVOIR.

Mon mari, mon amour…
Je pars sans te quitter.
Je pars loin de toi qui est resté.
En bas.

En France. En hiver.

Tu vas me manquer…
Comme le soulier
Manque à la trace.

Et la frontière
À l’étrangère.

Nous sommes dimanche.
Deux novembre.
Je vole au-dessus de ta tête,
À 11 000 mètres !

L’avion nous sépare.
Chaque minute un peu plus.

Si loin. Si vite.
Dans la nuit impudique qui s’étire...
Élastique. Entre chez nous.

Et là-bas.

Un bébé pleure dans la cabine.
J’aimerais bien dormir un peu.

Quelque part dans tes yeux.

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3. Le chant de Musta

- LAZAREK ! LAZAREK ! CA Y EST !
Ils sont arrivés ! Les Français sont arrivés !
- HUN..MM ?
- Ils sont chez nous, je te dis !
Ils ne sont plus loin maintenant…
Lazarek n’avait pas jugé utile de me répondre.
- Les Français ! Le groupe venu marcher…
Il va falloir que tu te
mettes à parler en français, mon vieux !
- HUN MMM…
- « Bienvenue ! Bonjour ! Bonjour, la gazelle ?
La gazelle, bonjour ! Comment ça va ? Ça va ! »

En réalité, Lazarek parle le français mieux que moi.
Mais il n’est pas très bavard. C’est mon meilleur ami.
Un vrai, un qui m’écoute et me contredit.

Le jour où ils arrivés les Français, il avait l’air teigneux,
Lazarek. Comme à la veille d’une tempête.
Et anéanti… Comme au lendemain d’un incendie.

Il agitait les pieds. Sans relâche. Ses longues pattes musclées, entravées.
A plusieurs reprises, je l’ai même vu allonger le nez.
Et son regard lent, jusqu’à la fin du jour.

Lazarek, je l’attache quand la caravane s’arrête.
De cette corde bleue qui me lie à lui.
Délicatement. Fermement.

Poil blanc. Dressé.
Poing noir. Serré.

Je me dis qu’un jour, je n’attacherai plus l’animal.
Ce jour-là, je mettrai les voiles…
Au bras d’une belle étrangère.
Libre d’avancer dans mes pas.

Ici. Là-bas. Ailleurs. Autre part.

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4. Le chant de l’Étrangère

BONJOUR AMOUR DÉSERTÉ !
Il me faut tourner sept fois mon stylo
Dans l’air du matin léger avant de commencer…
À te parler. Te parler. De l’été.

L’été revenu ici quand j’ai atterri. Ce lundi.
L’été revenu ici en une seule nuit. En Tunisie.

Sur son île aux seins blancs
Une dame caméléon annonce la couleur.
Bleue, bleue ! Et encore bleue...

Je voulais voir le désert. Et j’ai vu la mer
Aux cheveux de vagues.
Tu le connais toi ? Le secret ?

Le secret d’une dame caméléon ? Non ?

Seul son regard ne change pas de couleur.

5. Le chant de Musta

J’AIME PAS.
J’aime pas quand Lazarek piétine le sol.
Sans savoir s’il se prend la tête ou s’il rigole…

- Arrête, Lazarek. Pourquoi tous ces
gestes ? Arrête, j’te dis ! T’es en colère ?
- Je ne suis pas en colère, Musta. Je vois !
- Quoi ? Tu vois quoi ?
- Je vois, je vois… De la poussière…
Beaucoup, beaucoup !
De poussière ! Une tempête de sable !
Un tremblement de terre…
- Allez ! Tais-toi ! Lazarek !
Tais-toi ! Yallah !

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6. Le chant de l’Étrangère

LE 4X4 AUX GRANDS YEUX...

Passe le bac. En une heure.
Cheveux défaits

Il quitte les bras, les hanches
Et l’eau de la mer
Sans regret.

Sa grasse carcasse.
Roule, molle.
Déboule. Vole.
Dans la farine d’un paysage immobile.

Arrêt chez Ali Baba…
Au café Ali Baba. Au milieu du Sahara.

De quelle couleur tu le veux ?
Blanc ? Noir ?
Bleu ?

Pour bien marcher
D’abord choisir son cheich.
Long linge à tout faire…
Soigneusement plié. Habilement déroulé
Sous les palabres chamelières.

J’ai pris le cheich bleu
Et appris à écrire ton nom en arabe.

Un mystère dort au fond de mon amour pour toi.
Un thé à l’amante vole dans sa soucoupe en verre.

Je resserre mes lacets autour des pieds
Et mon cheich autour de la tête…

Et voilà ! Yallah, on y va !

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7. Le chant de Musta

CE FAMEUX JOUR DE NOVEMBRE.

Je marchais aux côtés de Lazarek.
Et Lazarek marchait à mes côtés.
Comme je marche dans ma tête, aujourd’hui.
Tu vois. Exactement comme ça.
Quand les pieds avancent sans le savoir.

- Lazarek ! Lazarek !
- HUN MMM ?
- T’as vu ses yeux, Lazarek ?
- Quels yeux ?
- Les yeux… Les yeux de Warda ! Lazarek…
Ils sont bleus, Lazarek ! Mais bleus !
- Warda ? C’est qui, Warda ?
- Warda ! Là…
La gazelle qui marche seule ?
Avec le cheich bleu ?
- Elle a les yeux comme la mer !
- Mais tu l’as jamais vue la mer, Musta…
- Justement, Lazarek…
- Justement quoi ?
- Justement ! Ses yeux… Ils sont beaux !
Plus beaux que les mers que j’ai jamais vues !
Et ses cheveux ?
Tu as vu ses cheveux sous le cheich ? Ses cheveux !
- Ouais…
- Ils sont vagues, longs, joyeux…
Comme les mers que j’ai jamais bues….

J’avais les yeux flottants d’un mendiant
qui ne sait plus pourquoi il mendie.

Je buvais de l’air.
Et Lazarek regardait ailleurs.

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- Lazarek ! Tu vaux pas mieux que Djemel et Ali…
Moi, je sais. Je l’ai su dès que je l’ai vue !
Cette femme-là…
Je leur ai bien dit à mes frères… Comme je te le dis à toi !
Cette femme-là… Elle est pour moi !
- Laisse tomber, Musta, ce que tu aimes,
c’est l’idée d’être amoureux.
Bien plus que d’offrir ton amour à cette femme…
Musta ! Réveille-toi ! Ils ont raison, Djemel et Ali…
- Ça veut rien dire, ça Lazarek…
C’est vrai que j’aime l’amour ! Je suis jeune… J’ai le droit !
J’aime l’amour et elle va l’aimer aussi.
Elle va m’aimer… Moi !
Lazarek ne m’a pas répondu tout de suite.
Il a soufflé si fort que j’ai cru qu’il allait s’arrêter de marcher.
- Ne viens pas pleurer, Mustapha Ben Mansour !
Ne viens pas pleurer après…
Tu n’as même pas osé la saluer à son arrivée.
Tu t’es caché derrière moi.
Si tu crois que je n’ai rien vu !
Ne viens pas pleurer après ! Ne viens pas pleurer…
- Je veux pas pleurer, Lazarek ! Je veux boire…
Et je veux croire que celle-là, tu vois !
Elle est pas comme les autres.
- C’est pas la première fois que j’entends ça…
- J’en suis sûr. Elle est pas comme les autres…
Je veux boire. J’y boirai, Lazarek. J’y boirai…
- D’accord !
Alors commence déjà par aller lui dire bonjour !

Lazarek avait raison.
Il me fallait trouver le courage d’affronter Warda.
En espérant qu’elle ne s’enfuie pas au premier
mot de bienvenue.

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8. Le chant de l’Étrangère

DANS LE DESERT, IL Y A UNE FLEUR.

Si tu voyais « Fleur »
Mon amour !
« Fleur »
Marche dans le désert…
Qui avance.
Elle s’avance…

Je la suis.

Elle hésite. Elle nous quitte
Elle revient.
Puis, s’arrête
Enfin.

Dans le désert
Il y a une femme.
Le vent se lève
Dans le lin
De sa mémoire.

Ses pieds velours coulent
Dans les noeuds
Du sable.

La poussière fume
Et je la regarde.

La poussière fume
Et je la regarde.

Poussière fume

Regarde.

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9. Le chant de Musta

WARDA M’A TOUT DE SUITE RENDU FADA.

- Lazarek ! Lazarek !
- Oui chef !
- Elle m’a regardé, Lazarek !
Choukrane, mon dieu, merci ! Fleur !
Elle m’a regardé à l’intérieur…
J’en ai encore le coeur à l’envers…
- Qui, ta gazelle ?
- Oui ! Warda ! Ma femme, ma fleur…
Elle m’a dit bonjour…
Et elle a aimé le nom que je lui ai donné…
- Comment tu peux être sûr de ça, Musta ?
- Elle a répété plusieurs fois…
« Fleur… Warda… Fleur… Warda… »
- Et elle est où maintenant ta Warda ?
- Elle marche là-bas… Tu la vois pas ?
- Moi, je la trouve un peu solitaire…
Ta petite fleur. Ton grand mystère ?
- Solitaire ? Warda ? Tous les gens qui marchent
seuls ne sont pas des solitaires.
- Leh, leh… Non, bien sûr…
- Bien sûr que non !

Ou alors, tout le monde est solitaire ici…
Lazarek n’apprenait rien en m’écoutant.
Il connaît aussi bien que moi la loi des visiteurs du désert.

Au début. Quand ils commencent à marcher.
Ils racontent leurs petites histoires.
Et leurs grands malheurs.
De pigeons voyageurs.
Ils ont la voix bien posée. Bien assurée de l’étranger.
Une voix qui rit. Une voix qui pleure…

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Mais très vite, ils oublient leurs histoires..
Ou presque…
Les cruelles comme les belles.
Leurs éternelles histoires.
D’ailleurs, au bout de quelques jours, ils oublient...
Même leurs affaires !
Leurs montres, leurs téléphones,
leurs appareils photos...

Et puis ils oublient ce qu’ils devaient oublier.
En bref, ils ne savent plus grand chose.
De ce qu’ils disent. De ce qu’ils cherchent.
Alors, leur voix change de couleur.
Ils commencent à parler avec leur voix intérieure.
De ce qu’ils ont toujours su.
Sans savoir qu’ils savaient…
C’est comme ça qu’ils soignent leurs mémoires,
leurs espoirs.
Et leurs maladies trop vieilles
Et trop bizarres.

Et puis un jour, ils ne disent plus rien.
Ils n’en ont plus besoin.
Et moi j’attends que ce jour-là vienne à Warda…
Pour que Warda me vienne…
A moi.

- Tu sais, Musta, ta Warda. Elle est…
Elle me fiche la trouille…
Musta, ta Warda, elle est pas comme les autres
- C’est bien ce que je dis. Lazarek, !
C’est bien ce que je dis !
Elle n’est pas comme les autres !
- Si tu veux, Mustapha Ben Mansour.. C’est pas ce
que je veux dire moi. Mais si tu veux…
Tu as raison, de toute façon… Tu as toujours ! Raison...

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10. Le chant de l’Étrangère

SUR LA ROUTE SANS OMBRE...

Sur la route sans ombre...
Où Warda voulait se perdre,
Une lumière s’obstine sans décliner.
« Se perdre…
Pour mieux se retrouver »,
dit Warda.
Selon l’expression consacrée.

Sur la route sans ombre
Une lumière s’obstine
Une lumière s’obstine…

C’est une lumière chamelière.
Longue et fière…
Et fine !
Flanquée d’un sourire d’enfant
Et d’un dromadaire blanc.

La lumière s’appelle Musta.
La femme s’appelle Warda. Warda !

Et le dromadaire, lui...
Ne s’appelle pas.
Il laisse faire.

Lumière emmène Fleur.
Fleur entraîne la lumière.
Vers la porte du désert.

Plus loin, la lune sourit
Les yeux pleins…

De ce qui ne vient pas pour rien.

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11. Le chant de Musta

DÈS LE PREMIER JOUR…

Le premier jour de marche,
je décidai de confier à Warda, ma reine…
Les rênes de mon fidèle Lazarek.

Elle avait accepté. Sans commentaire.
Ce cadeau singulier.
Que pouvait-elle faire d’autre ?

- Tu vois, Lazarek,
elle marche avec nous, Warda !
Avec toi. Avec moi…
Normal, quoi !
- Mais ça ne va pas durer !
Si tu crois qu’elle va rester, ta princesse,
de l’autre côté de ta corde de pendu !
- Et pourquoi elle ne resterait pas ?
Si je lui donne la liberté de rester ?
- Pour l’instant, elle n’est pas plus libre
que toi ou moi…
De choisir quoi que ce soit…
La corde…
Elle peut toujours la lâcher !
Quand elle veut !
Où elle veut…
Nous, on peut pas en dire autant…
La liberté, c’est pas pour toi et moi…
C’est comme ça, Musta.
- Inch Allah, Lazarek !
Inch Allah !
Lazarek habitait dans un pays
où les espoirs sont fatigués.
Et où les miens. Avaient faim.
Toujours faim…

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12. Le chant de l’Étrangère

BONSOIR MON AMOUR,

Notre arrivée au campement ressemble
À un cadeau du soleil.
Couché.
A l’Ouest.
Complètement à l’ouest.
Dans ses draps orange.

Warda boit du thé à l’écart.
Et prend des notes sur un cahier d’écolier.
Elle ne parle pas beaucoup, Warda.
C’est peut-être mieux comme ça…

Mustapha crie :
« À table ! »
Et nous nous ruons pour aller vite ! Vite !
Avaler, à volonté !
Une bonne poignée de sable familier.

Sous nos pieds éventés ?
Du sable...

Autour du feu sacré ?
Du sable…

Au fond de nos gorges de verre brisé ?
Du sable !

Et dans nos voix tranquilles
Dans le vent du soir...
Du sable, du sable !

Encore du sable.

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Même dans le nez
De la flûte enchantée de Djemel…
Il y a du sable.

Et au bout des manches de Musta ?
Il y a quoi ?

De longues mains qui battent la peau
D’un tambour en apnée.

Je n’oublie pas ton incandescence mon amour.
Elle me fait frissonner le coeur.
Me pardonneras-tu si je t’écris…
Des mots que je n’enverrai pas ?

Car il n’y pas de boîte à lettres
Sous le sable...

Pas de boîte, pas de lettre.
Que des pensées qui s’envolent
Avant même d’avoir pu être dites.

Dans le zénith. Des darboukas…
Est-ce que tu les entends, les darboukas ?

Je voudrais t’aimer comme maintenant.
D’un amour impossible.
Aussi souvent que possible.
A chaque instant d’éternité provisoire.
Ici, il n’y a pas de différence entre toujours,
Hier et maintenant.
Entre moi et les autres.

Pas de différence. Non.

Jusqu’à demain.
Ou après-demain peut-être.

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25


Autour du feu, dansent…

Le corps de Warda
Le corps de Musta.

Un cheich bleu.
Un cheich noir.

Autour de la taille.
Aïe ! Aïe !

« Sales petits voleurs de bonheur !
Sales petits voleurs de bonheur… »
« Sales petits voleurs de bonheur !

Sales petits voleurs de bonheur… »

« Sales petits.
Voleurs.
De bonheur ! »

Grimacent les ombres menaçantes.
Menacent les flammes dévorantes…

La lune descend.
La nuit consent.

Le feu fait sa braise.
Un petit scarabée se tient prêt.
Pour une folle traversée
Dans le gris du cendrier.

- Attention, scarabée, pas trop près !
Attention !
Tu vas te brûler !

Emchi ! Va-t-en !
Allez !

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26


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                             
 

       

     

 
           

Les documents de ce site internet sont la propriété de LA MAISON DU PASSAGE et de Nathalie Thézame DOUTRELEAU, textes et images. Conception : Thézame. Mars 2011 (2nde édition après la Révolution de Jasmin)